One day I'll be okay...
Moi je dirais bien qu'il n'y a rien à raconter. Oh attendez... Non je ne
dirais pas ça, puisque je ne parle plus. J'ai pas tout le temps été muette, et les quarante mille médecins que Ben a fait en sorte que je vois en démordent pas : il n'y a rien de physique, mes cordes vocales vont très bien, toute la mécanique fonctionne, c'est dans ma tête. Peut-être. Mais ça change rien, je parle pas. Plus depuis ce jour-là.
Avant j'étais un peu un moulin à paroles, pourtant. On était tous ensemble, Papa, Maman, Ben (pour Benedict, ce qui est assez rare pour un garçon, on en conviendra), Béatrice, qui se chamaillait tout le temps avec lui, et ma petite sœur chérie, Mégane. Vous vouliez un exemple de famille soudée ? Il suffisait de nous regarder... Ben, c'était le grand frère protecteur, toujours à se couper en quatre pour ses petites sœurs. Béa, c'était la fille sûre d'elle, qui savait un peu tout mieux que tout le monde (surtout mieux que Ben), et Meg, un véritable petit ange. Moi j'étais la pile électrique, qu'il fallait toujours surveiller avant qu'elle parte faire on ne sait trop quoi on ne sait où. Maman chantait, Papa était technicien au théâtre où elle avait été embauchée, c'est comme ça qu'ils se sont rencontrés, et ils ne se sont plus jamais quittés.
Pourtant, Maman aurait pu faire autre chose... de plus magique. Mais à ses yeux, la musique l'était davantage encore que la sorcellerie. Et je peux pas lui jeter la pierre, parce que dès qu'elle mettait de la musique, je chantais avec elle, et dansais pendant des heures.
« Quand je serai grande, je serai danseuse étoile et je danserai dans les opéras dans lesquels tu chantes Maman. »
Elle avait bien sa baguette, et ça lui simplifiait la vie à la maison, mais... Pour le reste, elle vivait comme une non-sorcière. Nous, on a tous eu connaissance des deux mondes, et quand Ben, d'abord, a vu les manifestations de magie autour de lui, on n'a pas vraiment été surpris. Moi j'étais même juste émerveillée et je lui demandais de recommencer (même quand il ne maîtrisait encore rien et que ça ne se produisait que par accident, si bien que je n'arrivais pas à comprendre pourquoi il
refusait de me remontrer son tour...) encore et encore et encore. C'était fascinant... mais ça a été beaucoup moins drôle de le voir partir en internat. J'ai pleuré comme une madeleine parce qu'on me séparait de lui. Et l'année suivante, rebelote avec Béatrice. Je savais bien qu'ils reviendraient aux vacances de Noël, et à Pâques, et l'été, mais... Ca n'était pas pareil, pas normal.
Quand ça a commencé à se manifester chez moi aussi, je cassais un peu tout... au final, ma magie a toujours été plus destructrice qu'autre chose. La toute première fois, c'était juste après le départ de Ben. Je suis rentrée en larmes à la maison avec le reste de ma famille, je me suis enfermée dans ma chambre (même si techniquement, je la partageais avec Mégane) en claquant la porte... et elle a volé en éclats. J'étais moi-même tellement surprise et choquée que les larmes se sont arrêtées d'un coup. A chaque crise de colère, ensuite, c'était une nouvelle catastrophe, et Maman avait toutes les peines du monde à faire en sorte que je reste calme (ce que je n'ai jamais vraiment été, donc, quoi qu'on en dise).
Et puis, donc, ça a été mon tour. De faire les courses de rentrée, de découvrir ma baguette d'un noir profond... Et à celui de Mégane de fondre en larmes sur le quai de la gare. Je l'ai serrée dans mes bras je ne sais pas combien de temps, avant de rejoindre Ben et Béa pour gagner l'Académie. J'ai promis à ma sœur de lui écrire, à chaque fois, et je l'ai assurée que même si certains élèves ne rentraient pas pour les vacances, moi je le ferai toujours, comme nos grands frère et sœur. C'est ce que j'ai fait... même si l'an dernier, Ben et Béa ont préféré rester pour Pâques. C'est moi que les parents sont venus chercher, tandis que Meg était encore à l'école ce samedi matin. C'est à cause de moi qu'on était tous les trois dans la voiture. Alors certes, c'est pas ma faute si ce camion a glissé, percuté et défoncé le rail de sécurité pour venir nous rentrer dedans. Mais j'étais là, moi, j'avais ma baguette, et j'ai pas réussi à faire quoi que ce soit avec. Moi j'étais consciente, j'avais mal aux jambes, mais c'était rien. Eux... J'oublierai jamais leurs corps pleins de sang, inconscients malgré mes cris. C'est la dernière fois que j'ai entendu ma voix.
J'ai dû finir par perdre connaissance, et je me suis réveillée à l'Hôpital, Ben, Béa et Meg auprès de moi. J'avais le genou et la cheville de cassés, du côté de l'impact, à ma gauche, mais pour le reste, j'étais miraculeusement indemne. Sauf que je ne parlais plus. Ben était majeur, il devenait notre tuteur légal, mais il avait pas encore fini sa scolarité et Meg pouvait pas rester toute seule, alors elle est partie chez Grand-Mère. L'an prochain, elle rentrera à BeauxBâtons, elle aussi. Et je ne parlerai sans doute toujours plus.
« C'est dans votre tête, mademoiselle ». C'est ce qu'ils disent tous. En attendant, j'ai beau ouvrir la bouche, y a aucun son qui sort. Je me suis retrouvée à prendre des cours supplémentaires pour pouvoir apprendre à lancer les sortilèges de façon informulée, puisque je peux plus prononcer les formules à voix haute. Mais ça sert à quoi d'avoir de super pouvoirs, de pouvoir faire censément plein de choses avec sa baguette, si on peut même pas sauver ceux qu'on aime ?